Dans les 20 dernières années, la production mondiale de vêtements a plus que doublé. Le renouvellement accéléré des garde-robes et la réduction de la durée de vie des produits, liés à l’avènement de la Fast Fashion, ont produit un nombre croissant d’invendus, souvent détruits dans des conditions plus que discutables. La loi AGEC, qui entre en vigueur en janvier 2022, l’interdit. Décryptage.
Gâchis vestimentaire, scandales et gestion désordonnée
En 2017, H&M aurait brûlé une douzaine de tonnes de vêtements invendus au Danemark. La marque assurait alors que l’incinération concernait les pièces non conformes aux règles de sécurité de l’entreprise. En 2018, le rapport annuel de Burberry estimait le coût des produits finis physiquement détruits à 32,6 millions d’euros, dont 21 millions d’euros de produits de prêt-à-porter et d’accessoires, assurant dans le même rapport que le processus d’incinération était corrélé à une valorisation énergétique (production d’énergie). La même année, des doudounes, chemises et pulls Celio étaient retrouvés lacérés dans les poubelles de la boutique de Rouen, en pleine vague de froid. Devant les actions de contestation d’associations, Celio déclarait alors que les produits étaient importables et qu’ils soutenaient l’ADN (Agence du Don en Nature) par ailleurs.
Jusqu’à présent, chaque marque gère selon ses choix
Une des explications à ces nombreux invendus : les marques sont prises dans un cercle vicieux. Elles commandent de grandes quantités de vêtements car plus le volume est important plus les coûts à l’unité sont intéressants, particulièrement dans les pays où la main d’œuvre est à bas prix.
Charge à elles ensuite de gérer les invendus à leur manière : soldes, braderies, outlets, ventes privées en magasin et sur des sites dédiés type Veepee ou Showroomprivé. Malgré cela, le secteur de la Fast Fashion génère 25% d’invendus quand le Luxe en génère environ 5%. Ce qui reste est donc incinéré ou jeté, après avoir été rendu inutilisable, afin d’éviter un marché noir secondaire.
Pour ce qui est du luxe, les marques pratiquent très peu de soldes et de déstockage afin de ne pas porter atteinte à leur image, protéger la liberté intellectuelle et éviter la contrefaçon. Elles détruisent donc des prototypes et des produits valant plusieurs milliers d’euros.
Un gâchis en amont et en aval
Éliminer des invendus ne consiste pas seulement à jeter un produit fini, mais à gâcher de la matière, des fournitures, de la main d’œuvre, des produits pouvant être portés ou réparés/upcyclés/recyclés.À ce gaspillage vient s’ajouter le coût environnemental de la production d’un produit inutile, de son transport sur des milliers de kilomètres, de son stockage (dans des entrepôts chauffés et éclairés) et enfin de sa destruction. Ainsi, chaque année, entre 10 000 et 20 000 tonnes de produits textiles sont détruits en France.
La Loi AGEC, vers un modèle circulaire antigaspi
La loi AGEC (Anti-Gaspillage et pour l’Économie Circulaire), ou loi n° 2020-105 du 10 février 2020, a été portée par Brune Poirson, secrétaire d’État auprès du Ministre de la Transition écologique et solidaire – Nicolas Hulot – dans le deuxième gouvernement d’Édouard Philippe. La volonté de la secrétaire d’État était de changer en profondeur les comportements des industriels pour permettre à la France de respecter les Accords de Paris, c’est-à-dire inscrire la France dans une trajectoire de hausse des températures globales « bien en dessous de 2 degrés » en 2050.
Cette loi a pour objectif d’accélérer le changement de modèle de production et de consommation afin de limiter les déchets et préserver les ressources naturelles, la biodiversité et le climat.
Dans ce contexte s’inscrit l’interdiction de détruire des produits neufs invendus non alimentaires, dès le 1er janvier 2022. Pour l’industrie de la mode et du luxe, cette loi signifie que les producteurs, importateurs, distributeurs devront désormais “donner, réemployer, réutiliser ou recycler leurs invendus”, mais aussi inciter et aider le consommateur au tri, et inclure dès la production des matières recyclées ou upcyclées. Encore une fois, c’est par la contrainte que l’industrie est obligée d’évoluer en profondeur.
Que dit la Loi ?
Favoriser une production incluant les matières recyclées
Pour aller, dès la conception du produit, vers une économie des ressources utilisées, la loi renforce le dispositif de “bonus-malus”. Ce mécanisme, qui existe déjà pour les produits de la filière TLC (Textile d’habillement, Linge de maison & Chaussure), consiste à appliquer une modulation des éco-contributions versées par les metteurs en marché aux éco-organismes. Il permet d’encourager la production des produits vers une meilleure durabilité et/ou recyclabilité, et incite à l’incorporation de matières recyclées dans la fabrication. Concrètement, les fabricants qui conçoivent ou importent leurs produits de manière “écologique” (en y incorporant des matières recyclées par exemple) bénéficieront d’un bonus sur la contribution financière qu’ils versent à leur éco-organisme pour la gestion et le traitement de la fin de vie de leurs produits. A contrario, ceux qui ne s’inscrivent pas dans cette démarche de produits à “haute valeur environnementale” auront une contribution majorée par un malus. Les consommateurs en sont informés par la présence d’un affichage dès l’acte d’achat.
Interdire la destruction des invendus
Aujourd’hui, les entreprises détruisent 5 fois plus qu’elles ne donnent. Pour mettre fin à cette situation, la loi interdit la destruction (mise en décharge et incinération) des produits neufs invendus et oblige à recourir systématiquement au réemploi (notamment par le don), à la réutilisation et au recyclage des produits neufs invendus. L’objectif est aussi de lutter contre la surproduction. Seuls certains produits pourront bénéficier d’une exception : ceux pour lesquels le recyclage conduirait à un impact environnemental négatif, à une interdiction (présentant un risque pour l’environnement ou pour la santé humaine) ou pour lesquels il n’existe aucune solution technique de réemploi, de réutilisation ou de recyclage.
Collecter les textiles usagés
L’objectif de la loi est de favoriser le développement des secondes vies des produits et des matières, soit par le réemploi des articles en bon état, soit par le recyclage des produits textiles non réemployables. Ainsi, la Responsabilité Élargie du Producteur (REP) s’étend au-delà de la conception et de la vente des produits, et l’engage jusqu’à la fin de vie de ses produits. A charge ainsi pour lui d’assurer la récupération de ses produits quand ceux-ci sont usagés et que le consommateur souhaite s’en séparer. Plusieurs distributeurs organisent déjà une collecte de textiles usagés dans leurs magasins ; ils sont identifiés, auprès d’Eco TLC, comme des détenteurs de points d’apport volontaire (PAV), et sont géocalisables sur www.lafibredutri.fr.
Déployer le picto Triman
Par ailleurs, pour favoriser le tri et le simplifier (savoir dans quel contenant un produit doit être déposé), le picto Triman, entré en vigueur en 2015 mais encore peu connu (un petit bonhomme avec trois flèches) doit dorénavant s’accompagner d’une phrase explicative indiquant au consommateur, pour les produits textiles, le point d’apport à utiliser : bornes sur les voies publiques, boîtes en magasins, associations…
Le don favorisé
Le calendrier de la loi AGEC s’articule – pour la gestion des invendus – autour de deux dates. La première, le 1er janvier 2022, concerne tous les produits déjà couverts par une filière REP c’est-à-dire les vêtements et les chaussures. La seconde est celle du 31 décembre 2023 au plus tard et concerne tous les autres produits (par exemple pour les maisons de Mode de luxe, la maroquinerie et les accessoires). Le premier principe de la loi est d’entériner l’interdiction de destruction des invendus, qu’il s’agisse d’enfouissement ou d’incinération. Le second principe demande aux metteurs sur le marché d’explorer le don, puis – uniquement après 3 refus de don – la réutilisation ou l’upcycling et enfin le recyclage. La dernière voie autorisée est celle de la valorisation énergétique. Chacune des voies explorées permet au produit fini ou à sa matière de continuer sa vie. L’invendu – ou ses matières – deviennent une ressource qui vient alimenter une économie en boucle. Avec cette loi, l’économie de la Mode de luxe devient circulaire.
Les solutions pour parvenir au zéro déchet ?
Face à ce changement rapide, les marques multiplient les initiatives
Réduire l’offre en amont
Pour faire écho à la parole de Bea Johnson, figure de proue du mouvement zéro déchet : « Le meilleur déchet, c’est celui qui n’existe pas », le cabinet McKinsey, dans son rapport The State of Fashion 2021, estime que les entreprises de la Mode en général, doivent désormais miser sur la rentabilité, la simplicité et la réduction des collections, plus que sur le discount et les volumes. Les maisons de luxe avaient déjà commencé à travailler sur la réduction de l’offre avec moins de références, elles s’interrogent désormais sur la réduction du nombre de collections.
Parmi les 500 dirigeants de maisons de Mode interrogés par McKinsey pour son Rapport 2021, 30% ont annoncé renoncer au calendrier saisonnier des défilés. En septembre 2021 à New-York, Ralph Lauren, Tommy Hilfiger et Marc Jacobs l’ont fait. A Paris, c’était Celine et Mugler. Gucci a aussi déclaré que ses collections passeraient désormais de 5 à 2 par an. Hors luxe, certaines marques ont même choisi la rareté comme « marque de fabrique », comme celle des skateurs Supreme. Ce que l’on appelle désormais le modèle du « Drop ».
En parallèle des réflexions sur le rythme des collections, d’autres pistes sont envisagées : les productions à la demande, en précommande, et les commandes spéciales sont des axes que développent certaines marques. Mais cela vaut surtout pour le haut de gamme où les clients sont prêts à attendre.
Mettre en place des plateformes de revalorisation en aval
Il est nécessaire dès à présent de mettre en place des circuits et structures à même d’absorber l’afflux de ces invendus, sans qu’ils finissent sur les marchés de certaines villes du continent Africain, comme c’est souvent le cas, et plus encore en 2020, où les invendus ont été particulièrement importants en raison de la pandémie et des fermetures de magasins dues aux confinements.
Les maisons de luxe se sont, pour beaucoup, tournées vers des associations offrant des garanties sur l’écoulement de leurs produits, comme l’Agence du Don en Nature, et font appel à des ESATs (Établissement et Service d’Aide par le Travail) ou à des associations favorisant la réinsertion professionnelle pour anonymiser (dégriffer) les produits. Certaines ont aussi upcyclé elles-mêmes leurs invendus. Exemple avec les « LV trainers upcycling » de Louis Vuitton, des baskets démontées et remontées selon une philosophie écoresponsable mise en place en 2018 par Virgile Abloh ; un sac devrait suivre.
Il existe ainsi des plateformes qui permettent de valoriser les matières, chutes et rouleaux de tissus inutilisés post-production des marques (Weturn, UpTrade, Nona Source…), d’autres se créent pour la revalorisation post-production, comme Recycle de Refashion, qui facilite l’accès aux matières issues du recyclage et le développement de solutions industrielles à grande échelle pour le recyclage et la valorisation des textiles et chaussures en Europe.
La Loi AGEC oblige les acteurs du textile et de la mode à revoir leur modèle, en France. Décidée à l’origine comme une transposition d’une directive européenne de 2018, elle est en fait allée plus loin et a même incité l’Union européenne à reformuler son propre projet. Ce plan pourrait ainsi présenter des objectifs précis pour l’horizon 2030 en termes de réduction des déchets textiles et établir de nouvelles normes communautaires. Reste que la majorité des textiles de la Fast Fashion sont produits et détruits ou réexpédiés hors Europe…
« Le zéro déchet, ce n’est pas recycler plus mais recycler moins » Béa Johnson.